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Palais des Congrès | Porte Maillot | Paris - France
du 26 au 30 avril 2010
VII Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse
Semblants et Sinthome
VII Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse
 
Joyce le symptôme, Gracian le saint homme
Yves depelsenaire
 

Joyce le symptôme fait homophonie avec la sainteté dont quelques personnes ici se rappellent que je l’ai télévisionnée . (Sém.13, p.162). Symptôme/ Saint homme, Lacan joue pour la première fois de cette équivoque dans sa conférence à la Sorbonne en juin 1975.
Elle est reprise dès la première leçon du Séminaire « Le sinthome », mais elle se diffracte. Elle se dédouble entre le sinthome madaquin, le sinthome universel, orthodoxe, enté dans le Nom –du- Père, et le sint’home rule, particulier, hétérodoxe, irlandais (celui du Home Rule, projet de loi plusieurs fois repoussé qui visait à assurer à l’Irlande une autonomie dans le cadre du Royaume Uni à la fin du 19ème siècle). Catholique errant, ainsi qu’il s’est un jour désigné, Joyce « fait déchoir le sinthome de son madaquinisme. » (Sém.13, p.14)

Lacan ne tient pas Joyce lui-même pour un saint. Trop d’art-gueil pour cela : il joyce trop de l’escabeau. Mais Leopold Bloom en serait bien un. (A.E., p.566). Pourquoi ? N’ayant pas relu Ulysses récemment, j’avoue que cela me reste obscur.
J’ai en revanche relu Stephen Hero, première version de ce qui sera Portrait de l’artiste en jeune homme. De ce manuscrit en bonne partie détruit par Joyce, restent un peu plus de 200 pages très précieuses, dans lesquelles il explique notamment les fameuses épiphanies (p.246, éd.Folio).

Rappelons que le prénom Stephen est celui du premier martyr de la chrétienté, Saint Etienne, lapidé sous les yeux approbateurs de Saül de Tarse avant sa conversion. Saint Etienne a eu pour sa part des théophanies inhabituelles : il a vu les cieux s’ouvrir, et le fils de l’Homme à la droite du Père (Actes des Apôtres, 7, 56). Le père et le fils ensemble donc.

Bien des passages de Stephen Hero sont autant de discussions théologiques. Une parabole cocasse, rapportée par Temple (le nom n’est certes pas indifférent), un copain de collège de Stephen complètement ivre, tourne en dérision les saints hommes dans une parodie de sermon. (p.263, éd.Folio) au ressort duquel on devine l’homophonie monk (moine) / monkey (singe). La sainteté est moquée par Joyce comme un semblant, une singerie.

Plus sérieusement, épinglons ce passage : Certaines expressions venaient à lui réclamant d’être interprétées. Il se disait : « Je dois attendre que l’Eucharistie vienne à moi » ; puis il s’appliquait à transposer l’expression dans son sens usuel. Jour et nuit, à grand fracas de marteau, il se construisait une maison de silence pour y attendre son Eucharistie, jour et nuit il recueillait les fruits nouveaux, les offrandes de paix et les entassait sur l’autel, clamant des prières pour que le feu y descendit en signe de satisfaction. En classe, dans le calme de la bibliothèque, en compagnie d’autres étudiants, il lui arrivait parfois d’entendre un ordre lui enjoignant de partir, de demeurer seul, une voix qui faisait vibrer jusqu’au tympan de son oreille, une flamme qui d’un bond pénétrait dans la vie divine du cerveau. Pour obéir à cet ordre, il s’en allait rôder dans les rues, solitaire, entretenant par des éjaculations la ferveur de son espérance, jusqu’à ce qu’il sentît avec certitude l’inutilité de prolonger ce vagabondage ; alors, rentrant chez lui d’un pas ferme et décidé, avec une gravité ferme et décidée, il assemblait des mots et des phrases qui n’avaient pas de sens. (p.32, ed.Folio)

Si le catholicisme, et la théologie plus spécialement fournit à Joyce «l’armature de ses pensées » selon l’expression de Lacan (Sem.23, p.79), ce qui est certainement le cas pour ce qui touche à ses conceptions esthétiques, il donne aussi la matière, voire est la source des paroles imposées dont il est l’objet. Les éléments de l’identification primordiale au père reviennent ici dans le réel sous les espèces de cette voix.

Joyce rencontre deux problèmes essentiels avec le dogme : l’Eucharistie et, comme Cantor, le Saint Esprit. De là son intérêt pour Giordano Bruno, qui ne croyait ni en l’une ni en l’autre.

Mais la difficulté de Joyce n’est pas affaire de croyance. Certes « on n’est pas forcément dérangé parce qu’on refuse d’admettre le dogme de la Sainte Trinité », comme le dit Cranly, le meilleur ami de Stephen (p.68). C’est tout de même un dogme qu’il a fallu deux conciles pour asseoir ; c’est autour de lui que toutes les hérésies se sont constituées, et c’est à son propos que les Eglises d’Occident et d’Orient se sont séparées. Mais si Joyce ne peut pas admettre le Saint Esprit, c’est sur fond de la carence phallique soulignée par Lacan.
Dans le Séminaire L’acte psychanalytique déjà, Lacan faisait remarquer : Pour ce qu’il en est du Saint Esprit ,il est tout de même facile pour quiconque a un peu réfléchi sur ce qu’il en de la fonction de la Trinité chrétienne, de trouver des équivalents tout à fait précis quant aux fonctions que la psychanalyse permet d’élaborer, et spécialement celle que j’ai mise en valeur sous le terme phi, lequel n’est pas dans une position très tenable dans la psychose » (leçon du 21/2/68)

Que le père demeure dans le fils et que le fils demeure dans le père, Joyce, enraciné dans celui-là même qu’il renie, l’admet. Mais il ne peut pas concevoir le principe du Saint Esprit, qui installe l’amour à la place du rapport sexuel qu’il n’y a pas, et la puissance symbolique de l’énonciation par lequel le rapport sexuel et la génération sont disjoints. Il ne croit en outre pas plus à la chasteté du Christ qu’en la virginité de Marie.

Qu’est-ce donc que le Saint Esprit ? C’est ici que nous retrouvons celui que Lacan évoquait dans le passage célèbre de Télévision où il rapproche le saint et le psychanalyste, à savoir Baltazar Gracian : Un saint durant sa vie n’impose pas le respect que lui vaut parfois une auréole. Personne ne le remarque, quand il suit la voie de Baltazar Gracian, celle de ne pas faire d’éclats, -d’où Amelot de la Houssaye a cru qu’il écrivait de l’homme de cour. (A.E., p.519)

Quand, dans le Séminaire 4 (La relation d’objet, chapitre Le signifiant et le Saint Esprit), Lacan formule que le Saint Esprit c’est l’entrée du signifiant dans le monde, il reprend en vérité une conception fondamentale de Gracian, telle qu’il la développe dans son traité Agudeza et arte del ingenio (Art et figures de l’esprit, 1647, trad. B.Pelegrin, in Traités politiques, éthiques et esthétiques, Seuil, 2006). Pour Gracian, la manifestation la plus élémentaire, et en même temps la haute, du Saint Esprit n’est autre que la pointe du mot d’esprit.

C’est ainsi que le Discours XXXI de son traité, consacré aux figures par paranomase, calembour et jeu de mots, figures auxquelles « chacun se frotte et tous s’y piquent, plus par facilité que par subtilité », se termine pourtant par cet étonnant passage : Que cette heureuse figure de l’esprit soit couronnée de majesté par le nom sacré et adoré de Dieu (Dios), qui, divisé, nous dit ceci : DI-0S (Je vous ai donné) la vie, la fortune, les enfants, la santé, la terre, le ciel, l’être, la grâce, moi-même : je vous ai tout donné (Di os lo todo), de sorte que l’on peut dire que du don de toute chose, Notre Seigneur prit son très auguste et saint nom en espagnol : DI-OS.

Pour Gracian, chaque mot est une hydre vocale, car, en plus de sa propre signification, si on le coupe et le renverse, de chaque syllabe, nait une ingénieuse subtilité et de chaque accent un concept. (Disc. XXXI). Ceci conduit Gracian à une position très radicale. Son traité sur l’agudeza, l’acuité productrice d’esprit, n’est en rien un manuel de rhétorique qui répertorie et classe les figures et en codifie le bon usageà la manière des logiciens de Port-Royal, de Dumarsais, de Malherbe, de Boileau ou du père Bouhours, qui condamnent sans appel tous les excès de l’artifice.

Ainsi Nicole tient-il la métaphore pour pécheresse : elle est « le stigmate de la faiblesse de la nature qui se rebute de la vérité » ! Ce qui ravit Gracian au contraire, c’est la créativité de la langue elle-même, le savoir qu’elle recèle. Contre les Jansénistes, qui y voyaient une manifestation de l’amour-propre, Gracian reconnaît aussi le Saint Esprit à l’œuvre dans l’érudition.

Gracian distingue deux grandes formes d’acuité nominale : l’acuité de perspicacité et l’acuité d’artifice. Il ya aussi l’acuité d’action, qui peut conjuguer les deux premières, et en laquelle nous verrions volontiers à l’œuvre une manière d’interprétation réelle selon Lacan [1] L’acuité de perspicacité cherche à atteindre des vérités inaccessibles. L’acuité d’artifice recherche la beauté subtile. La première est plus utile, la seconde plus délectable. C’est cette dernière, souligne Gracian, qui est « l’objet de notre art » (Disc.III). Valorisation de l’artifice donc, de l’ingéniosité, des figures baroques, bizarres, complexes, extravagantes, paradoxales. Valorisation de la fuite du sens, des jeux de l’ombre et de la lumière, des reflets, des figures par disparité, dissonance, dissimilitude. Valorisation des éclairs du mot d’esprit. Goût immodéré pour la paranomase, qu’affectionnait Gongora, et que Joyce comme Lacan pratiqueront aussi volontiers. Et goût privilégié pour la synecdoque, la partie pour le tout, figure du mi-dire par excellence, goût pour la métonymie de façon plus générale, art de l’allusion et de l’élision.

Gracian construit ainsi ce que Benito Pelegrin appelle heureusement une « casuistique de la figure » (in Ethique et esthétique du baroque ; l’espace jésuitique de B.Gracian, Actes Sud, 84). Regroupe-t-il des tropes et des figures comme la métaphore, l’antithèse, la comparaison, la réversion, sa classification n’a de raison d’être qu’en fonction du cas étudié et non l’inverse. Et nul jeu signifiant n’est a priori condamnable. Contrairement aux rêves universalistes du classicisme, la règle ne semble être là que pour être enfreinte, la tyrannie du jugement et du bon sens joyeusement récusée, et toujours la « délicate équivoque » l’emporte sur l’univocité. Tout grand esprit est ambidextre et discourt sur deux versants.(Disc.XVI)

Il y a en effet (au moins) deux versants dans l’œuvre de Gracian. D’où les interprétations contradictoires qui en ont été faites, ou les contresens, à commencer par celui d’Amelot de la Houssaye, son premier traducteur en français, avec le mauvais titre (L’homme de cour) qu’il donne à l’Oraculo Manual y Arte de la Prudentia.

Les maximes en apparence les plus cyniques se succèdent tout au long de cet ouvrage.
J’en ai recensées quelques-unes dans ma contribution au volume préparatoire au Congrès de l’AMP, consacrée à Gracian, auquel je me permets de renvoyer sur ce point (Semblants et sinthome, Scilicet). Or l’Oraculo Manual se clôt sur cet aphorisme, auquel Lacan a donné tout son prix : Etre un saint, car c’est tout dire en un seul mot. La vertu est chaîne de toutes les perfections, centre des félicités, c’est elle qui fait un homme prudent ,avisé, sagace, raisonnable, sage, pondéré, intègre, véritable et universel héros. Trois S rendent heureux : saint, sain et sage. La vertu est le soleil du monde mineur et son hémisphère est la bonne conscience ; elle est si belle qu’elle remporte la grâce de Dieu et des hommes. Rien n’est aussi aimable que la vertu, ni si détestable que le vice. La vertu est une chose véritable, tout le reste est chimère. La capacité et la grandeur se doivent mesurer par la vertu et non par la fortune : elle se suffit à elle-même. L’homme vivant, elle le rend aimable, et mort mémorable. (aphorisme 300)

L’amoralisme féroce affecté par Gracian n’a en vérité pour but que de dénuder le réel en cause du manteau de la charité. Où l’on voit qu’ il n’y a de saints qu’à ne pas vouloir l’être, qu’à la sainteté y renoncer ( Joyce le symptôme II, A.E., p.567).Pour qui sait le lire, Gracian est de cette sorte de saints qui décharitent, ce qui de leur vivant ne leur attire pas forcément le respect. Gracian paya en effet le prix fort pour son ironie, puisqu’il finit ses jours quasi excommunié, mis pendant près de deux ans au pain sec et à l’eau par ses supérieurs dans la Compagnie de Jésus, régime auquel il survécut fort peu de temps.

 
Notes
1- Dans la discussion qui suivit cet exposé, j’ai avancé un exemple de cette acuité d’action comme interprétation réelle, emprunté à un saint très gracianesque. Il s’agit de… Saint Yves de Tréguier ! Celui-ci avait été appelé à arbitrer un conflit entre un aubergiste et un pauvre hère qui, quotidiennement, venait sur le seuil se délecter des odeurs de cuisine . L’aubergiste se considérait en droit de réclamer un payement à celui-ci. Saint Yves donna raison au plaignant et condamna le « client » à s‘acquitter d’une somme de deux écus, qu’il lui restitua aussitôt après les avoir fait tinter aux oreilles de l’aubergiste.
A l’occasion d’un pèlerinage annuel en l’église de Tréguier, on dit qu’il arrive que la statue du saint s’anime. Mais il y a à cela une condition, c’est que personne ne la regarde ! Ne pas faire d’éclats, disait Lacan…
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